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Tribune Axema

Peut-on encore produire des matériels agricoles en France ?


Innovations et machinisme le 03/06/2016 à 07:25
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La crise que traversent bon nombre d’agriculteurs a-t-elle des répercussions sur les fabricants de matériel agricole ? Quels problèmes rencontrent les industriels et quelles solutions envisagent-ils pour y remédier ? Par Alain Savary, directeur général de l’Axema, Patrick Pérard, président de Pérard et de l’Axema et Laurent de Buyer, directeur général de Tecnoma Technologies et secrétaire général de l’Axema.

L’investissement n’est pas si volatil que cela. Il fluctue seulement entre les 40 % d’agriculteurs qui investissent quel que soit l’état du marché, et ceux qui ne le font que lorsque ce dernier se porte bien. Une situation qui s’observe dans les principaux pays agricoles. Pour amortir ces variations, nos entreprises doivent être présentes sur plusieurs marchés (plusieurs produits ou différentes zones géographiques) et disposer d’une organisation plus flexible.

Cela conduit généralement à externaliser tout ce qui n’est pas dans le cœur de métier, afin d’adapter le niveau de sous-traitance à la conjoncture. Dans les faits, cette évolution se traduit par une réduction des effectifs de production et par un partage des risques de fluctuation du marché.

Une autre solution pourrait être de mutualiser les moyens entre les PME françaises. Cependant pour que cela fonctionne, les dirigeants doivent être convaincus et se faire confiance. Des exemples de regroupement existent en matière d’exportation ou de production.

Ce n’est pas la crise, mais une crise de plus. Les fondamentaux des marchés globaux des agro-équipements sont porteurs. Le taux de mécanisation dans certaines régions de la planète est encore très faible. Le machinisme agricole va continuer de se développer pour satisfaire les besoins des agriculteurs, partout dans le monde. Il faudra bien augmenter la production, en se tournant vers un modèle agricole plus durable, même dans les pays faiblement mécanisés.

En France, nous sommes bridés par un environnement règlementaire extrêmement complexe, menant parfois à des incohérences totales. La frilosité du secteur bancaire est également un frein. Par exemple, l’agence d’état française Business France accompagne notre conquête du marché iranien, qui s’ouvre, mais aucune banque nationale n’accepte de nous soutenir !

Par le manque d’attractivité économique de notre pays. Les PME n’ont pas suffisamment de ressources pour s’agrandir et les taux d’imposition limitent leur compétitivité à l’international. Quand un industriel français arrive au boulot le matin, il a 7 à 8 % de taxes en plus que ses collègues allemands, et 10 à 15 % par rapport à ses homologues anglais ou polonais. Il a donc beaucoup moins de latitude pour investir et se déployer à l’export avec des prix compétitifs. Cette compétition n’a cessé de s’accroître, en particulier depuis 2008 car, avec la crise, toutes les entreprises européennes ont cherché des débouchés à l’étranger, notamment en France. Si le contexte réglementaire et fiscal ne change pas, notre recul n’est pas prêt de se résorber.

Depuis le rachat de Renault Agriculture par Claas, il n’y a plus de marque française de tracteurs, donc plus de drapeau à défendre, même s’il existe sur notre territoire des outils de production de référence mondiale. Dernièrement, une nouvelle usine s’est même construite dans le Nord, ce qui n’était pas arrivé depuis plus de 60 ans !

Les agriculteurs sont autant responsables que les consommateurs, qui achètent en fonction de leurs besoins et de leurs moyens et non pas pour pérenniser les emplois en France. Cette prise de conscience est délicate, car elle peut pousser au nationalisme. La seule solution : nous devons avoir des industries de qualité et compétitives pour être reconnues en tant que telles et non pas au travers de la défense du drapeau.

Mais encore faudrait-il que nos politiques en soient conscients et qu’ils proposent des solutions pragmatiques, élaborées avec les acteurs de la filière, et non pas des lois électoralistes et toujours plus complexes, que ce soit pour les agriculteurs (interdiction des grosses exploitations, CEPP…) ou pour les agro-équipementiers (lois sociales, pénibilité, formations…).

Pour plusieurs raisons probablement. Tout d’abord, la réunification des deux Allemagne a favorisé les grandes exploitations réalisant des économies d’échelle, et qui deviennent actuellement la référence au niveau mondial. La France a toujours défendu une agriculture familiale de proximité. C’est certainement l’une des raisons du retard accumulé aujourd’hui. Même si les industries françaises ont su adapter leur offre à ces nouveaux marchés, nos voisins allemands conservent une longueur d’avance dans ce domaine.

Ensuite, des taxes en moins signifie du collaboratif en plus ! Il suffit de comparer les comptes d’exploitation des sociétés du machinisme. Très instructif. Des taxes en moins et cet avantage se transforme en R&D et en investissements, tout en garantissant des résultats supérieurs.

Enfin, en Allemagne, les entreprises bénéficient de partenariats avec des universités performantes et d’une formation continue excellente qui fait qu’elles ont toujours des employés formés parmi leurs salariés. Tous ces atouts permettent aux firmes allemandes d’exporter davantage, donc de grossir. C’est un cercle vertueux.TNM : Comment expliquer que les marges des constructeurs agricoles français décrochent par rapport à celles de l’industrie en général ? Et par rapport aux marques italiennes et allemandes ?

Les fabricants français sont taxés 6 % de plus environ que leurs confrères européens ! Autant d’argent qui s’évapore plutôt que d’être réinvesti. L’ensemble du secteur industriel a subi, lui, une telle épuration ces cinq dernières années, que seules subsistent les entreprises à forte valeur ajoutée.

C’est un trompe-l’œil ! Les tarifs matériels n’augmentent pas plus que le reste des prix. Par contre, les impératifs règlementaires de plus en plus contraignants, les nouvelles fonctionnalités demandées par le marché et l’amélioration perpétuelle des performances ont deux effets :

– la hausse des prix d’une part (+ 30 % sur le mix des options en 10 ans sur les machines) ;

– la baisse des marges de l’autre car les fabricants français ne répercutent pas toutes les augmentations aux clients. Ils sont tenus par les prix de la concurrence européenne ou extra-européenne, qui n’a pas toujours les mêmes contraintes à respecter et peut donc se permettre de ne pas augmenter les prix catalogue au global.

C’est très compliqué car c’est souvent le seul moyen d’être reconnu et de se différencier de ses concurrents. Ceci dit les modèles de R&D de nos sociétés vont voler en éclat avec le partage des connaissances à l’échelle mondiale et le foisonnement des start-up.

Il sera de plus en plus difficile de rester seul dans son coin car les avancées technologiques sont mondialement connues. Et de nombreuses sociétés dans les pays en développement, qui se posent beaucoup moins de questions que nous sur le respect de la propriété intellectuelle, s’en emparent. La nécessité, pour ces pays, de progresser rapidement et de nourrir leur population est bien plus forte que le besoin politique de protéger des organisations économiques syndicalisées et immobiles.

Pour mutualiser efficacement les coûts de recherche et développement en France, il faudrait faire appel aux universités et/ou centres de recherche (Cetim, Inra…). Sauf que les règles actuelles de promotion des chercheurs reposent davantage sur l’existence de publications scientifiques, parfois très théoriques, que sur des programmes de recherche associant les secteurs économique et industriel.TNM : La force des PME allemandes, c’est l’exportation. Comment aider les marques françaises à se développer à l’export ?

Plusieurs voies sont possibles. Premièrement, en regroupant les démarches et les organisations commerciales, les PME françaises pourraient offrir des gammes de matériels plus longues, permettant de répondre aux besoins spécifiques de chaque pays et surtout d’assurer un suivi après vente. C’est en étant proche du terrain que l’on construit son image et que l’on crée une relation de confiance.

Ensuite, simplifions l’accès aux financements. Les processus d’instruction des dossiers sont un réel frein pour les PME. Et les niveaux de déclenchement des études de financement sont souvent bien supérieurs aux besoins des entreprises, ce qui ferme les portes à de nombreuses affaires.

L’argent et les crédits sont accessibles par l’intermédiaire de la BPI. Certes, nous avons des armes, mais théoriques. Exporter est un investissement à long terme pour le dirigeant, tant sur le plan financier qu’au niveau du temps passé (trois à cinq ans et entre 3 à 500 K€ pour installer un établissement en propre dans un pays avec des moyens pérennes). À cela s’ajoute un soutien fort des organisations nationales comme Ubifrance ou leur équivalent dans chaque pays. Le temps des chefs d’entreprise est mis à mal par toutes les tracasseries et obligations sociales et par les changements réglementaires incessants. Ce temps n’est pas investi dans le développement de leur structure, notamment à l’export.

Enfin le montage et l’instruction des dossiers de financement est compliqué et ressemble davantage à un parcours du combattant. Il faut consulter X administrations, avoir l’accord de Y organisations administratives départementales, régionales, nationales… La seule aide efficace est de faciliter toutes ces démarches. Pour réussir, les PME françaises ont les produits et les hommes, pas le temps ni la sérénité.

À court terme, les caractéristiques et le contexte du marché ne devraient pas évoluer. Cette année sera donc probablement dans le prolongement de la précédente.TNM : Quelles perspectives peut-on donner à la filière française des agro-équipements à moyen et long terme ? Quels en seront les avantages pour les agriculteurs français ?

Une grande partie des PME françaises n’étaient pas prêtes à la mondialisation. Le besoin d’équipements des pays d’Europe centrale fut de courte durée et l’ouverture de nos frontières a entraîné un partage plus large du marché français.

Cependant, la mondialisation de l’agriculture ne s’arrêtera pas car elle est vitale. La prise de conscience de la dégradation des sols, de la raréfaction des ressources en eau et de la nécessité de réformer nos méthodes pour aller vers le « produire durable » va être rapide et va impacter le développement des agroéquipements. La perspective en termes de débouchés à moyen ou long terme est donc bonne. Ceux qui y participeront seront les exportateurs, les innovants. Ce ne seront pas forcément les mêmes qu’aujourd’hui.

Pourtant, ne nous leurrons pas, la situation actuelle n’est tenable pour personne, car les leaders d’aujourd’hui trouveront bientôt leurs maîtres. Ce qui fait défaut à de nombreux constructeurs français, c’est la capacité à faire connaître leurs avantages technologiques. George Bernard Shaw (auteur et scénariste irlandais) disait : « La modestie n’est pas une vertu, seulement de la prudence. » C’est peut-être le mal français actuellement !

La mission qui nous est confiée, c’est d’œuvrer pour que chaque être humain puisse manger à sa faim. Un des accords de la Cop21 est de quantifier le bilan carbone de chaque production, afin de répartir les responsabilités et d’améliorer les méthodes de production. De nombreuses chaînes de valeurs risquent d’être profondément modifiées, ce qui pourrait redonner à nos PME toute latitude pour s’épanouir à nouveau.

Les agriculteurs français ont à leur disposition toutes les techniques existant dans le monde. Cependant, ils n’en tireront un avantage que s’ils peuvent rester compétitifs eux-mêmes. Cette compétitivité passe par un circuit de distribution court, avec plus de valeur ajoutée. Même constat pour les producteurs d’agroéquipements. Les consommateurs voudront de la qualité pour moins cher. Tous nos étages intermédiaires de distribution devront être réformés pour s’adapter à cette demande. L’ubérisation des activités est un moyen de partage et de raccourcissement de ces chaines de valeurs. Il est inéluctable.

Il ne sert à rien de faire des projections sur notre modèle à long terme, car il n’existera probablement plus. Il faut que nous apprenions à nous adapter rapidement. A noter que les Italiens souffrent autant que nous mais ont une organisation plus collaborative avec des PME très réactives.

Après la Russie et ses proches voisins, les nouveaux marchés en voie d’expansion sont incontestablement l’Asie, demain, et l’Afrique, après-demain, pour des raisons essentiellement démographiques d’une part et liées à l’élévation du niveau de vie d’autre part. Serons-nous compétitifs dans cette course infernale où le prix est bien souvent le seul point de repère des nouveaux investisseurs ?

Nous possédons toutefois un avantage : celui de proposer un concept d’agriculture plus durable, avec l’objectif d’assurer l’autonomie alimentaire de ces pays, plutôt que de profiter de leurs ressources pour inonder nos marchés de produits à bas prix. N’oublions pas que les pays en développement connaissent une prise de conscience sur le produire mieux et plus durablement, bien plus rapide que les « OCDEiens développés ».